C’est d’abord l’ouïe qui vous initie au voyage. Une voix vous prend la main. Kilian Jornet chante au cœur de l’immensité montagneuse. Accompagné par le crissement de la neige et de la glace sous ses pieds. Vous n’êtes déjà plus tout à fait spectateur. La vision vient alors donner corps au décor. Vous avancez sur une crête enneigée. L’objectif de la mini caméra embarquée déformant la vue plongeante sur les pas et le vide blanc présent de chaque côté. La sensation de vertige est immédiate. Vous avez presque froid. Les 1ère secondes de ce film vous attrapent et ne vous lâchent plus. Passant le relais à leurs sœurs, durant une heure. Vous voilà embarqué, emporté, transporté entre ciel et terre, onirisme et humanité, extraordinaire et simplicité. Vallées et sommets.
Sur le papier, le sujet de « Dejame Vivir » pouvait paraître éculé : conter les exploits, l’entraînement et les journées d’un sportif. Un documentaire auto –promotionnel comme il en existe des dizaines dans le milieu des sports extrêmes. Il réussit une tout autre performance : celle de vous immerger dans la réalité d’un homme. Juste un homme simple, entouré des siens. Ce film vous invite à être ce champion, à comprendre ses amis, à expliquer ses envies de records et vous implique dans la réalisation de ses réussites. La maestria de Sébastien Montaz (3) , réalisateur, guide de haute montagne et complice de Kilian Jornet, y est pour beaucoup. « Dejame Vivir » ne se regarde pas. « Dejame Vivir » se vit. Entièrement. Sans tricher.
Sous vos yeux, le meilleur Traileur du monde cesse d’être cet ultra-terrestre décrit depuis ses débuts en 2004 et sa première victoire sur l’Ultra-Trail-Du-Mont-Blanc en 2008. Sous vos yeux, le champion du monde de Skyrunning devient cet homme, qui court simplement au-delà des limites. Par envie. Pour être en vie, comme le suggérait le titre de son 1er livre (4). Pour lui. Pour nous. « Quel sport !!! Je dois essayer ça ! » s’était-il dit plus jeune en voyant ses premières images de Trail. Le coup d’essai fût un coup de maître. Tant le petit catalan a révolutionné et popularisé son sport. Avec 169 166 suiveurs sur Twitter et 426 603 abonnés sur Facebook (ces chiffres auront assurément évolués quand vous lirez cet article), il est l’icône de son sport. Son éclosion en a amené d’autres. D’années en année, les courses de montagne fleurissent au grès des pentes du monde entier. En France, le Trail a même gagné ses lettres de noblesses : sous l’égide de la Fédération des Courses hors-stade, il est désormais rattaché à la Fédération d’Athlétisme. Aujourd’hui, sitôt les inscriptions ouvertes, dès les premières heures, les traileurs se ruent sur les sites internet des courses les plus connues. Les listes des participants sont souvent complètes plusieurs mois avant le départ. Un succès digne des tournées des plus grandes stars mondiales. Ici, le spectacle est donné par Dame Nature et Mister Jornet. Et les fans affluent bâtons à la main, sac sur le dos. Pour souffrir et prendre du plaisir des heures durant. Avalant kilomètres, dénivelé et gels énergétiques. Dans un besoin irrépressible de se fondre dans les paysages sauvages. De s’oublier. Le quotidien aussi. Dans un besoin de parcourir d’autres étendues, en toute sincérité.
Cette sincérité qu’incarnent parfaitement, dans le film, Kilian Jornet au détour de plusieurs confessions, son jeune pote et champion du Monde de ski alpinisme, Mathéo Jacquemoud (5), à l’occasion de ses nombreuses blagues ou encore sa compagne, elle aussi championne du monde de Skyrunning, Emelie Forsberg (6), à la suite d’un sourire.Pas d’hôtel quatre étoiles pour le seigneur du Skyrunning. Un van pour campement au pied des chemins. Et l’herbe des prés pour tapis rouge. Le mythe tombe. Les records aussi.
Car depuis 2012, Kilian Jornet s’est lancé dans le projet « Summits Of My Life ». Un pari un peu fou. D’un autre temps ou un peu obscur vu de loin. Digne pourtant. De ces valeurs propres à tous les amoureux des cimes et des grands espaces. Dans la lignée des premiers aventuriers, de cette race de rêveur qui s’est toujours donné les moyens d’aller là où les autres n’imaginaient pas. Tout en haut. Par ce projet personnel, il veut tenter d’établir les temps références d’ascension et de descente des montagnes les plus importantes de la planète : le Mont-Blanc (France - 4810m), le Cervin (Italie - 4472m), le Mc Kinley (USA - 6186 m) ont déjà cédé sous ses pas ailés. Le mont Elbrouz (Russie – 5642m), l’Aconcagua (Argentine – 6959m) arrivent en point de mire de cette quête qui culminera avec la tentative de l’Everest (Nepal – 8848m) prévue en 2015.
Ce projet « Summits Of My Life » est évidemment plus qu’une série de performances. « S.O.M.L » est avant tout étroitement lié à des valeurs, à une vision puriste et minimaliste de cet environnement beau et rude. Le film « Dejame Vivir » est la fenêtre sur les expériences vécues dans chacun de ces défis. La fenêtre sur la philosophie qui anime le sportif espagnol.
« Dejame Vivir » nous donne à comprendre. Non pas pourquoi Kilian Jornet court. Ce n’est pas la question. Mais plutôt comment court-il. Qu’est-ce qui l’anime et ravive sa flamme sans cesse ?
Ses modèles d’abord. Dont l’italien de 51 ans Bruno Brunod, ancien détenteur de plusieurs records de vitesse d'ascension/descente (Cervin, Mont Elbert, Aconcagua, Kilimandjaro ...). Un autre ovni de la spécialité : plus jeune, maçon le jour, il partait s’entraîner avant et après le travail et fût l’un des pionniers du Skyrunning dont il fût aussi champion du monde (1996, 1998).
Son cercle intime : sa mère Nuria, son grand-père Cisco qui apparaissent furtivement.
Ses amitiés encore. On repense à Mathéo Jacquemoud qui l’attend muni d’une canne à pêche…en haut d’une crête avant qu’il n’atteigne le Cervin. A l’alpiniste Jordi Tosas qui le prépare lors de séances d’escalade où les 2 êtres-chamois finissent par courir à flanc de paroi.
Son humilité qui lui permet de s’arrêter à 300 m du sommet, vaincu par le froid, lors de sa tentative de conquête du Mont Elbrouz en 2013 et de lâcher : « C’est la Montagne qui décide ».
Son travail : lorsqu’il consigne chaque partie d’un parcours sur un carnet ou gravit par exemple le Mont-Blanc 70 fois avant d’établir sa marque.
Et enfin sa spontanéité. « C’est pas possible. Je reste au lit et elle part courir… » baille l’homme que l’on fantasmait robot sous le duvet depuis son van quand sa compagne part gravir les pentes au petit matin.
« Dejame Vivir » est un cri rempli de liberté. Un cri que nous lance Jornet qui n’aspire qu’à poursuivre sa course. Lui qui fredonne lors d’un entrainement au cœur des massifs hostiles : « Tu m’as appris à voler et maintenant tu me coupes les ailes ». Ce serait la fin d’une trop belle itinérance. Alors pour que cela n’arrive jamais et que l’espagnol continue de nous enchanter. Crions à notre tour « Deja Vivir Jornet, Laissez Vivre Kilian Jornet ». – S.L
(1) Présenté au cinéma Etoile Lilas Paris, le 1er Octobre, le film est aussi téléchargeable sur le site http://www.summitsofmylife.com. Lundi 10 novembre, il sera aussi projeté lors de la soirée "La Montagne en Scène" au Zénith de Paris, de 19h30 à minuit. Le film sera aussi visible sur toute la France. En savoir plus sur http://www.montagne-en-scene.com/#!lesvilles/cjg9
(2) Pour tout savoir sur Kilian Jornet Burgada et le suivre : http://www.kilianjornet.cat/en/
(3) Découvrez Sébastien Montaz-Rosset sur son site : http://www.sebmontaz.com
(4) « Courir ou Mourir » chez Outdoor éditions. Le deuxième livre du champion « La frontière invisible », toujours chez Outdoor éditions, est paru en 2013.